Parfois, il est agréable de s'arrêter quelques minutes pour relire un article paru dans "LE MONDE" le
Michèle Aubery et "son petit écosystème parfait "
Tout amateur du jus de la treille a rencontré un jour un flacon qui l’a marqué et qu’il n’oubliera jamais. Pas forcément un vin rare, cher ou célèbre, mais une bouteille inoubliable parce qu’elle avait du sens, qu’elle lui offrait de nouveaux horizons, un plaisir jusque-là inconnu.
Pour moi, la Poignée de Raisins du domaine Gramenon, un côtes-du-rhône rouge dégusté au Verre Volé au début de ce siècle, appartient à cette catégorie. Ce jeune millésime issu de vignes encore pubères – grenache avec un peu de cinsault – m’a rappelé que le vin était du jus de raisin. Certes fermenté, mais d’abord le fruit de la vigne. Frais, pur, sans élément extérieur pour le travestir. Avec quelques autres – l’Anglore d’Eric Pfifferling ou le Clos du Tue-Bœuf des frères Puzelat –, cette Poignée-là m’a convaincu que la vérité était du côté des vins nature. Je me languissais de rencontrer son auteur. Michèle Aubery, la cinquantaine, menton volontaire et cheveu court, le sourire facile avec cette pointe d’accent du Sud, a fait des études d’infirmière. A 16 ans, elle rencontre Philippe Laurent, fils de paysan et amoureux de la nature. Quelques semaines avant le mariage, ils s’étaient ruinés en achetant Gramenon, une bâtisse avec 12 hectares de vieilles vignes sur les hauteurs (350 mètres d’altitude) de Montbrison-sur-Lez (Drôme), entre Provence et Dauphiné.Biodynamie
Les premières bouteilles sortent en 1979, le domaine s’agrandit et s’équipe. Jusqu’au drame de 1999, lorsque Philippe se tue accidentellement. « Mes enfants se sont mis autour de moi et m’ont dit : “Maman, il faut que tu continues”. » Maxime Laurent, le seul garçon, venait d’entrer au lycée viticole de Beaune et, une semaine avant l’accident, le couple s’était de nouveau ruiné en achetant 20 hectares sur l’appellation Vinsobres. « Alors, j’ai fait le grand saut. L’accident de Philippe a eu lieu en novembre, en pleine vinification, et me voilà avec des cuves en train de piquer, des sucres pas finis, enfin tout ce qu’on peut imaginer. » Avec l’aide de quelques amis vignerons, notamment Dard et Ribo, le domaine Gramenon, qui bénéficiait déjà d’une certaine notoriété dans les vins bio, va survivre. Mme Aubery revend les parcelles de Vinsobres, n’en gardant que 4,5 hectares, et en achète sur le plateau de Valréas, pour atteindre une superficie totale de 26 hectares.« DEPUIS LE TEMPS QU’ON EST EN BIO, LES VIGNESSONT DEVENUES PLUS RÉSISTANTES AUX MALADIES »
Avec un encépagement majoritairement en grenache (65 %), syrah (25 %) et 10 % de viognier et de clairette pour les blancs. Pour Philippe Laurent, son vin n’était ni nature ni bio. Il faisait simplement du vin « normal » en pratiquant l’agriculture qu’il avait toujours vu faire chez son père et pas question de certification. En 2006, avec l’arrivée du fils Maxime Laurent, frais émoulu de l’école, Michèle Aubery décide, pourtant, de passer à la biodynamie et obtient la certification Demeter en 2010. « C’était un peu comme si j’avais réussi mon examen. La production a augmenté et le vin lui-même a changé. Beaucoup plus profond, plus marqué par le terroir, moins superficiel. » Les rendements, jusque-là toujours inférieurs à 20 hectolitres par hectare, atteignent désormais les 25 hectos en moyenne et jusqu’à 28 hectos en 2012. La gamme s’élargit avec des sélections parcellaires vinifiées séparément telle la Mémé sur des ceps centenaires, la Sagesse (ceps de 50 ans) ou la Papesse en Vinsobres (ceps de 60 ans). « Avec la vigne tout autour de la maison, dans un lieu isolé, à l’abri de toute pollution, nous sommes dans un petit écosystème parfait pour notre méthode de culture. Depuis le temps qu’on est en bio, les vignes sont devenues plus résistantes aux maladies. » Le domaine Gramenon se porte de mieux en mieux, au point que le célèbre dégustateur et critique américain Robert Parker est venu y goûter à deux reprises, attribuant des notes de 91/100 à la Sagesse 2006, 90 et 89 à la Mémé 2005 et 2006, disant à Michèle : « Gardez votre passion intacte. Quand je goûte vos vins, ça me régénère pour aller goûter ailleurs. » Contrairement à ceux qui profitent des bonnes notes de M. Parker pour augmenter les tarifs, Mme Aubery est prudente : « On manque parfois de vin, mais je ne veux pas faire de sélection de la clientèle par l’argent. Dans notre appellation, ça n’a pas de sens, car ceux qui ont de l’argent n’achètent pas de côtes-du-rhône. » La Poignée de raisins reste à 5,90 euros hors taxes sortie de cave pour les professionnels, qui s’arrachent la Mémé à 14 euros hors taxes et la proposent parfois jusqu’à 100 euros sur table, ce qui énerve son fils, car « ça ne les vaut pas et ils se sucrent sur notre dos ». Michèle préfère s’évader dans la peinture. JP Géné